Nostalgie

Publié le par Hélène Langhe

 

     Une de mes amies va bientôt accoucher. J’ai naturellement proposé de lui prêter des vêtements de naissance et des affaires d’allaitement. Je grimpe rapidement les marches de l’escalier qui mène à nos combles où sont entreposées toutes les affaires de Théo.

 

     Toute à ma joie de rendre service, mais aussi de donner à tous ces effets la deuxième vie qui était initialement prévue, je ne me méfie pas. Comme d’habitude lorsque j’accomplis une tâche qui n’est pas directement liée à Théo, je suis pressée. Je tire sur la ficelle des stores allumettes qui servent de portes à nos sous-pentes transformées en immenses placards où nous pénétrons à quatre pattes. Je promène le faisceau de la lampe de poche sur les inscriptions au marqueur noir apposées sur les faces des cartons stockés à cet endroit.

 

     C’est bien la seule chose que j’ai rangée soigneusement depuis trois ans ! Théo 2 ans. Théo 1,5 ans. Théo 1 an. Mes inscriptions remontent le cours du temps. Mes recherches archéologiques dans les boîtes trouvent les légendes attendues. Théo 0-3 mois. Grossesse. Allaitement.

 

     Je tire les trois cartons à la lumière et les ouvre fébrilement. Je fouille à l’intérieur du premier, toujours sur mon rail, cherchant ce qui pourrait convenir pour mon amie. Je tire, soulève, déplie les bodies, trouve les bonnets, les gants…

 

     Brusquement, je fais une sortie de route dans les règles. Je suis percutée de plein fouet par mes souvenirs, par ce temps passé qui ne reviendra jamais. Mes yeux s’inondent sans prévenir au contact de ces vêtements minuscules. J’ai déjà oublié qu’il était aussi petit. Frappée au plexus par la nostalgie, l’air me manque. Mes gestes se ralentissent. Je déplie précautionneusement ce passé si récent et pourtant déjà enfoui.

 

     Funambule sur le fil de la mélancolie, j’oscille entre m’enfoncer dans cette tristesse pourtant irisée de joies immenses, m’y vautrer sans savoir où elle pourrait m’entraîner, ou la balayer d’un revers de main pour qu’elle rentre telle un diablotin à ressort dans la boîte qui la contient.

 

     Pragmatique, mes mouvements s’accélèrent, je trie rapidement les affaires, renfonce celles que je laisse en vrac dans leur carton. Je remets les couvercles et repousse les boîtes dans l’ombre des sous-pentes… et des abysses de mes souvenirs.

 

     D’un geste sec et précis, je tire sur la cordelette qui fait redescendre les stores.

 

     C’est fini.

 

     Arrêter le temps, ralentir les avancées de Théo en nous donnant l’illusion de faire revivre notre premier bébé à travers le second, éviter qu’il ne disparaisse trop rapidement… Sans le savoir, un autre bébé aurait probablement eu cette fonction-là.

 

     Pour la même raison sans doute, depuis sa naissance, je note sur des carnets des petits faits, comme le font beaucoup de mères. J’ai gardé des petites choses aussi. J’ai lu quelque part ou entendu qu’une maman gardait un exemplaire de chaque taille de couches. Je n’aurais jamais pensé à ça, mais j’en ai gardé une de la première taille dans une petite boîte à trésors…

 

     Que transcrire sur les petits carnets ? Je ne note pas assez à mon goût d’ailleurs, trop débordée. Quelques mots griffonnés à la hâte sous une date, au milieu des conseils pour introduire l’alimentation solide, des durées de sommeil pour essayer de comprendre pourquoi mon bébé dort si peu, des SG SD, sein gauche sein droit, de l’allaitement, que choisir, qu’écrire d’une vie qui débute alors qu’on est incapable d’expliquer ses sentiments ?

 

     Tous ces mots insignifiants, toutes ces notules, sont aussi le témoignage de l’amour que je lui porte, l’amour mué en petits faits symboliques, traces du bébé adoré malgré les écueils.

 

     Mercredi treize avril. Premier sourire vrai.

     Dimanche quinze mai. Au réveil, longue séance de "Areuh !" et de sourires.

     Lundi seize mai. Joue avec ses mains en les regardant. Depuis deux jours, tient son poing gauche devant lui et le regarde longuement.

     Dimanche dix juillet. Rit pour la première fois en réponse à des bisous sur le ventre.

 

     Toutes les premières fois notées, souvent photographiées, décrites brièvement, autant de témoignages d’une attention permanente de ma part, à l’affût au milieu de ce que j’ai perçu par moments comme un chaos immense, d’ancrages de ce lien qui se tisse, de cette vie qui advient, de cet amour qui ne cesse de croître. Autant de pitons pour nous arrimer solidement l’un à l’autre dans l’ascension de cette face nord.

 

     Maintenant mon enfant a un peu grandi, et il supporte les frustrations.

     Maintenant ses pulsions s’organisent en désirs, et des désirs qui me sont propres se font jour à nouveau.

     Maintenant les murs de l’abnégation ont reculé, et je respire un peu plus.

     Maintenant l’ambivalence de ce lien si particulier à mon bébé s’est transformée pour laisser l’amour tout court éclore et se développer.

 

     Maintenant, lorsque dans le métro ou dans la rue mon regard tombe sur une silhouette féminine alourdie, engoncée dans un manteau qu’on a du mal à fermer, qui s’éloigne d’un pas parfois chancelant, toujours dansant, rehaussée d’un visage souvent bien pâle aux yeux cernés, aux traits toujours arrondis, assouplis par la grossesse qui donne aux futures mères un flou, une douceur qui apparaît dès les premières semaines, lorsqu’en été je vois un ventre tendu, velouté d’un fin duvet, parfois tatoué d’une ligne verticale plus foncée, après avoir souvent détourné le regard, guidée par un serrement qui me vrille au plus profond de mes entrailles, j’ai envie de leur dire : "Surtout, prenez votre temps ! "

 

     Laissez-vous aller à devenir folle, à toucher vos limites, à plonger en apnée avec votre bébé pendant quelques mois ou quelques années, à changer un temps votre centre de gravité.

 

     J’ai envie de leur dire : " Vous avez de la chance ! "

 

 

     Vous avez de la chance, de vous trouver à la lisière de ce chaos, ce chaos qui a été le plus insensé de tous mes voyages, la plus sublime de toutes mes traversées.

 

 




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