Séparation

Publié le par Hélène Langhe

 

     C’est la fin du mois d’août. Je dois reprendre mon activité professionnelle dans trois semaines. Je n’en ai pas envie. Pas la plus petite envie. Si je m’écoutais, j’arrêterais le travail. Je me verrais bien femme au foyer. M’occuper de mon petit, de mon homme, de ma maison, et avoir des activités personnelles. A mon rythme. Sans rien d’imposé par une institution ou des supérieurs hiérarchiques. Au-delà du manque d’envie, il y a la peur. J’ai l’impression que je ne sais plus exercer mon métier. J’ai du mal à me concentrer, je cherche souvent mes mots en parlant, j’ai parfois la sensation que, pendant la maternité, mon cerveau s’est transformé en yaourt.

 

     C’est peut-être pour cela que l’on représente toutes ces mères sans tête. Finalement, après m’être insurgée contre cette représentation, je me dis qu’il y a peut-être une part de réalité dans cette symbolisation. Seule la raison me dicte de ne pas me désinsérer professionnellement. Mais mon désir profond est bien de ce côté-là. J’avais été stupéfaite, une dizaine de jours après le début de mon congé maternité, de réaliser que je ne pensais absolument plus à mon travail. En l’espace de quelques jours, je m’en étais sentie projetée à des années-lumière. Alors que mon métier me passionnait, que je l’avais toujours très investi, j’avais l’impression que rien n’avait jamais existé.

 

     Mais là, il faut y retourner. Avec mon congé parental, et nos deux salaires, j’ai la chance de pouvoir n’y aller que trois jours par semaine. Mais j’aurais préféré rien. C’est en s’absentant du monde du travail qu’on en réalise toute la violence. Immergé quotidiennement, on ne fait plus attention au lot des agressions, petites ou grandes, qu’il inflige.

 

     Le corollaire de cette reprise professionnelle, comme pour toute mère, est la séparation d’avec mon enfant.

 

     J’avais longuement réfléchi, avec mes lectures, à ce que nous souhaitions comme mode de garde. Force est de constater que l’information est bien mal faite. Ou peut-être n’ai-je pas su aller la chercher.

 

     Ma reprise devait se passer au mois d’août. Le couperet est vite tombé. En août, il n’y a rien. Il faut que vous trouviez un mode de garde pour cette période. Débrouillez-vous. Merci, ce sera un arrêt maladie.

 

     Vous n’avez pas le droit de vous inscrire plus de six mois avant la date à laquelle vous avez besoin d’une garde. Tranquille, mais organisée, pensais-je, je dépose mon dossier complet la veille du jour autorisé. Vrai, mais pour les crèches municipales seulement. Pour toutes les autres, les femmes s’inscrivent le jour où elles apprennent qu’elles sont enceintes. Tout est complet, les listes d’attente sont tellement longues qu’on ne prend même pas mes demandes.

 

     Naïve, je voulais choisir les crèches que je demandais dans ma liste de préférences. A la fois pour des raisons pratiques en fonction de mon lieu de résidence ou de travail, mais aussi et surtout je voulais savoir comment travaillaient les crèches, voir les lieux, rencontrer les équipes… Certaines m’ont réservé un accueil sidéré, ne comprenant pas ce que je leur demandais – parler avec elles, tout simplement - ni pourquoi je venais, d’autres, un accueil vivement intéressé, ce cheminement étant habituellement inexistant. Il est vrai qu’aujourd’hui je ne ferais pas cette démarche ! A la cinquième crèche visitée, j’ai compris. J’entends pour la première fois les chiffres : en moyenne dix places pour deux cent cinquante demandes chaque année, le ratio étant à peu près identique pour tous les établissements. J’ai alors réalisé que je n’avais probablement aucune chance d’obtenir une place, n’ayant aucune " connaissance " susceptible de me faciliter cet accès.

 

     J’ai alors essayé de rencontrer des assistantes maternelles, dont j’ai obtenu les listes en mentant à la PMI, qui refuse de les donner plus de trois mois avant la date nécessaire. Trois jours par semaine n’intéressent personne. A la rigueur, si j’en paye quatre pour laisser mon enfant trois. La loi permet de travailler moins pendant trois ans (à condition de pouvoir assumer cette perte de salaire), mais il est bien difficile de faire garder son enfant moins de cinq jours par semaine ! J’ai bien compris aussi que c’est l’assistante maternelle qui choisit les parents, et pas le contraire.

 

     J’en ai appelé plusieurs, rencontré deux. Une sur les conseils d’une amie qui fréquente les jardins publics. C'était la seule qu’elle n’avait jamais entendu critiquer les parents. C’est une femme d’une cinquantaine d’années qui m’ouvre sa porte, très douce, des yeux bleus très clairs, un visage pâle un peu ridé. Elle me fait visiter sa maison, dans laquelle elle garde trois enfants. Je suis arrivée l’esprit ouvert, me disant que peut-être mon bébé allait passer ses trois premières années dans cette maison les jours où je travaillerais. Pourquoi pas, me disais-je intérieurement.

     Mais plus je reste, plus ce lieu m’inquiète. Cette maison accueillant trois enfants est sans vie. Pas un jouet, pas le moindre désordre. Lorsque nous nous asseyons au salon pour discuter, tout brille, pas un grain de poussière, chaque objet à sa place, immuable, la télécommande de la télévision, grand écran plat bordé de laque noire, posée au milieu de la table basse. Je reste pour continuer à parler, mais une force irrépressible me donne envie de fuir le plus loin possible de cet endroit mort. Ne sachant cependant ce que j’aurai comme possibilité, je prends congé en la remerciant chaleureusement, convenant de nous rappeler d’ici une quinzaine de jours.

 

     Quelques jours plus tard, j’ai un autre rendez-vous. Je me gare au parking de l’immeuble et cherche la bonne entrée au milieu des barres de quinze étages. Un vent glacial s’engouffre dans les coursives extérieures, accompagné de neige fondue. La porte de l’appartement situé au dixième s’ouvre sur un visage chaleureux et dynamique. Nous commençons la visite de l’appartement, cette fois bien vivant, mais exigu pour accueillir trois enfants en permanence, plus le sien encore à la maison. Le lieu dédié aux jeux des enfants gardés représente à peine deux mètres carrés au sol. Un bébé est en train de regarder la télé dans sa chaise haute.

     Elle pose ses conditions. Les parents doivent avoir les mêmes principes éducatifs qu’elle, ce que l’on comprend aisément. Parlant sans cesse, elle se révèle un peu agitée, et surtout épuisée. Ce qu’elle répète à plusieurs reprises. Une question m’envahit. Mais que fait une assistante maternelle lorsqu’elle est épuisée, qu’elle n’a aucun relais, et qu’elle doit s’occuper de trois enfants de quelques mois à trois ans ? Que peut-il se passer ?

 

     Cette fois encore, je repars après un au revoir amical, dans la froidure extérieure. La panique me gagne. Je vais bientôt accoucher, je n’aurai probablement pas de mode de garde en crèche, et je ne peux me résoudre à laisser mon enfant dix heures par jour dans des conditions que je réprouve. Je commence à envisager un arrêt de mon activité professionnelle, à ce moment-là plus comme décision raisonnable que comme véritable choix.

 

     Je découvre finalement par hasard que mon entreprise a cinq places réservées pour son personnel dans une crèche, information que personne ne m’avait communiquée. Le contact avec la directrice me rassure pleinement. Une femme intelligente, dynamique, à l’écoute, hors des discours communs. Le courant passe immédiatement.

 

     C’est là que j’arrive en ce matin du mois d’août. La chaleur n’a pas encore envahi les rues de la ville. Le ciel est limpide. Hier, nous sommes venus, Rémi et moi, passer un moment avec Théo pour faire connaissance des lieux, et des personnes qui vont s’occuper de lui pendant trois ans. Laisser son bébé à des êtres que l’on ne connaît pas n’est pas simple, et pourtant, je me sens en totale confiance avec cette équipe. L’objectif est de le laisser une demi-heure environ pour cette première fois.

 

     Je marche dans la rue, essayant de m’attacher aux détails des façades et des jardins pour meubler mon esprit, ne sachant comment occuper ce temps autrement qu’en visitant ce quartier qui est loin de chez moi. Je flotte dans une espèce de coton irréel. Mes jambes avancent automatiquement, mais j’ai l’impression qu’elles sont en plomb.

 

     Louisa me passe un coup de fil. Oui, cela s’est bien passé.

 

     Que lui dire d’autre ? Que je me sens vide, plus que vide, qu’il me manque un bout de moi, que je me sens amputée, que j’ai l’impression qu’un organe vital m’a été arraché, que j’ai la sensation qu’un coup de hache m’a fissurée sur toute ma hauteur ? Je réalise que depuis cinq mois, je n’ai jamais laissé mon bébé, même un quart d’heure. Pour lui, j’ai toujours été à portée de voix. Oui, oui, ça va, merci. Je sais que Louisa était contente de laisser ses filles à la crèche. Ce que je traverse ne peut de toute façon se partager avec personne.

 

     Je n’ai pas envie de parler. A personne.

 

     Je regarde fréquemment ma montre pour passer cette demi-heure. Je me présente à l’heure pile pour retrouver Théo. Il est dans les bras d’une puéricultrice. Lorsqu’il m’aperçoit dans l’encadrement de la porte, il tourne ostensiblement la tête dans l’autre direction. Il passera exactement le même temps que je l’ai laissé en évitant soigneusement mon regard. Une demi-heure. C’est de bonne guerre.

 

     Le lendemain, nous répétons l’expérience. De mon côté, je ne ressens pas trace d’angoisse, rassurée par les commentaires positifs de l’équipe, la veille. Il n’avait pas pleuré, était très communicant. Cette fois, c’est catastrophique. Il a hurlé pendant toute la durée de mon absence.

 

     Une belle illustration de ce que je rencontrerai régulièrement à l’avenir : certains jours, notamment les retours de vacances, où je n’ai aucune envie de reprendre le travail et de le laisser à la crèche, où je quitte la maison avec une angoisse qui me serre les entrailles, appréhendant la séparation, qui au final, se passe sans difficulté, et certains jours où je me sens complètement paisible et qui se déroulent dans le drame.

 

     Je n’ai jamais pu établir de corrélation entre mon état psychique et la façon dont se déroulent les séparations, preuve une fois de plus de l’indépendance psychologique dont mon bébé peut faire preuve par rapport à moi.

 

 


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