Bricolages nocturnes

Publié le par Hélène Langhe

 

     Une heure trente du matin. Une fois de plus, nous sommes tous les trois réveillés. Théo a un peu plus d’un an. Il a l’habitude de se réveiller vers trois heures du matin en pleine forme, demandant à jouer avec entrain, jusqu’aux environs de cinq heures. Après quoi, il me reste une heure ou deux à dormir avant que mon réveil ne sonne. J’essaie toujours de le rendormir, la plupart du temps sans succès, puis je mets de la musique, ou un DVD de dessins animés, pour pouvoir m’asseoir un peu, et je joue avec lui.

 

     On pensera que je suis une mère peu rigoureuse, et on me dira qu’en offrant une activité à mon petit au milieu de la nuit, je ne lui signifie pas clairement que c’est un temps pour dormir. Mais j’ai bien repéré ses cycles de sommeil, et je sais précisément lorsque c’est le moment de tenter de le rendormir ou pas. Je sais aussi que si j’essaie de le faire trop rapidement, cela instaure un temps de récupération qui lui permet de sauter un cycle supplémentaire.

 

     Mais je m’égare. Cette fois-là, à une heure et demie, il ne dort pas encore. J’erre au rez-de-chaussée de la maison, hagarde, oscillant entre rage, fatalisme, désespoir, incompréhension, questions, humour, portant dans mes bras Théo qui semble en pleine forme.

 

     Rémi, lui, est assis devant l’ordinateur et regarde un concert de Phil Collins. Précisément, The First Farewell Tour (la première tournée d’adieux), Paris Bercy 2004, qu’il a piraté sur le net.

 

     Dans mon parcours d’errance, je passe à proximité de l’écran installé dans notre bureau. Instantanément, l’attention de Théo est totalement captée. Rémi le prend sur ses genoux. Notre petit dévore le spectacle des yeux avec une intensité qui nous sidère. On ne l’entend plus. Quelques minutes plus tard, Rémi me fait de grands signes muets en désignant Théo. Je m’approche. Il s’est endormi paisiblement. Nous rions sans faire de bruit, le couchons dans son lit, et filons vers le nôtre pour un repos bien mérité.

 

     Les nuits continuent à être ce qu’elles sont. Quelques semaines plus tard, alors que Théo, très agité, pleure et ne dort pas, Rémi me propose de lui passer le concert. Pourquoi pas. Au point où on en est… Le concert débute avec un superbe éclairage, Phil Collins s’installant à la batterie, seul d’abord, rejoint par un deuxième batteur, ainsi qu’un percussionniste. Le morceau d’introduction, batteries et percussions, dure une éternité, probablement une dizaine de minutes.

 

     Bien avant la fin, Théo s’est endormi. Nous commençons à penser qu’il ne s’agit peut-être pas d’un hasard.

 

     Quelques jours plus tard, j’ai l’idée d’utiliser à nouveau cette béquille, seule activité nocturne grâce à laquelle Théo, apparemment fasciné, accepte l’absence de mouvement.

 

     Sans appui sur le fauteuil du bureau, ma tête bascule périodiquement en arrière, ce qui me réveille en général. J’améliore mon confort en passant de l’ordinateur à la télévision, et ainsi de la chaise pivotante au fauteuil du salon. On n’imagine pas le plaisir intense, le soulagement, que procure la possibilité de poser sa tête, de fermer les yeux et de somnoler, alors que Théo est installé sur moi, en toute sécurité.

 

     Une autre difficulté de la vie avec notre petit à cet âge : les déplacements. Combien de fois ai-je entendu : " Tous les enfants adorent la voiture " ? Pas le mien. Toujours pour la même raison : il ne supporte pas longtemps d’être immobilisé. Autant dire que pour un trajet de cinq cent kilomètres, cela s’avère problématique. Lasse et malgré ma réticence profonde, nous achetons un lecteur de DVD portable, dans l’idée qu’en voiture il pourra regarder tout à loisir Phil Collins, ou des dessins animés, ce qui nous permettra peut-être d’éviter des arrêts toutes les demi-heures. Cela s’avère effectivement très efficace.

 

     Depuis longtemps déjà, j’ai installé un futon dans la chambre de Théo, ce qui me permet de bénéficier d’un peu de confort lorsque je dois passer du temps avec lui la nuit, somnoler près de lui lorsqu’il est malade, ou dormir avec lui sur le futon lorsque rien d’autre n’est possible… Oui, je sais, je suis une mauvaise mère, il ne faut pas faire des choses comme ça. Mais de cette installation dépend ma survie et ma santé mentale.

 

     Toujours à la recherche de solutions de bricolage pour économiser un peu de fatigue, une de ces nuits où Théo est en activité alors que la France entière dort, j’essaie de m’allonger avec lui sur le futon, et de lui passer The Farewell Tour sur le petit lecteur de DVD portable. Théo reste calme, semi-allongé contre moi, captivé par le concert.

 

     C’est un miracle, et le début d’une ère nouvelle. Je pourrai dorénavant sommeiller confortablement installée, alors que Théo est réveillé. De plus, il finit par s’endormir devant l’écran au bout d’un certain temps.

 

     Je peux alors m’éclipser en catimini pour rejoindre le lit conjugal ! Et laisser Théo sur le futon, où il ne risque pas grand-chose puisque j'ai entassé des oreillers tout autour, et qu’il se trouve au ras du sol.

 

     Affinant notre organisation, nous proposons à Théo le concert en guise de berceuse ou d’histoire, et cela fonctionne aussi. Il s’endort dorénavant la plupart du temps en quelques minutes à grand renfort de solos de batteries et de light-shows! Phénomène étonnant au regard des manuels de pédiatrie, mais plus pour nous qui commençons à nous habituer à nous laisser guider par notre bébé.

 

     Phil Collins ne s’en doute pas, mais il m’a sauvé la vie, me permettant de partir à la recherche de solutions non conventionnelles pour nos nuits. Les sentes classiques me semblent être peu opérantes, et faire violence à ce qu’est mon enfant. Une telle entrée dans notre sphère intime lui vaudra le surnom affectueux de Philou, utilisé par notre petite famille. Merci Philou, et merci aussi à la technologie.

 

     Toujours en regardant vivre notre petit, ou plutôt, en le regardant dormir, un phénomène attire mon attention. Je le retrouve souvent endormi dans son lit à barreaux en position de prière mahométane, en boule, les fesses en l’air. En revanche, les jours où je l’ai laissé endormi dans le futon, je le retrouve allongé sur le dos, la bouche ouverte, un petit filet de salive coulant sur le côté, les bras écartés, visiblement détendu. Pendant quelques nuits, nous faisons l’essai de le faire dormir complètement dans le futon. Il est manifeste que nous franchissons à ce moment-là un cap dans la qualité de son sommeil. Jusqu’à trois ans, un bébé doit dormir dans un lit à barreaux. Prisonniers de cette norme, nous avions envisagé toutes les hypothèses, sauf la plus évidente : il n’était pas bien dans son lit !

 

     Dans la chambre de Théo, qui commence à ressembler quelque peu à un squat, nous installons alors un futon supplémentaire, et des oreillers partout pour éviter qu’il ne roule par terre ou ne se cogne contre les murs.

 

     La qualité de son sommeil progresse ainsi au gré de nos découvertes. En fouillant dans un manuel d’homéopathie, dans la rubrique insomnie, je tombe sur la description suivante : " Enfant se réveillant au milieu de la nuit, avec l’envie de jouer et de parler. " Je ris en me disant que, décidément, il n’y a que les homéopathes pour décrire un symptôme de cette manière-là. Je ne résiste pas à l’envie d’essayer le traitement proposé, tant ces quelques mots caractérisent précisément notre vécu nocturne.

Trois jours après, aussi improbable que cela puisse paraître, c’est fini. Il n’a plus ces terribles périodes d’éveil. Lorsque que cela recommencera quelques mois plus tard et que j’appliquerai le même traitement, j’aurai la même efficacité.

 

     Pour nos quelques déplacements, le lit parapluie s’avère peu utile, Théo ne se sentant manifestement pas bien dedans. Je me procure un lit-tente pop-up, issu de la formidable nouvelle technologie des tentes qu’il suffit de jeter par terre pour qu’elles se déplient. Il est fourni avec un matelas gonflable, pratique du point de vue de l’encombrement, mais peu confortable, et bruyant au moindre mouvement.

 

     Théo semble apprécier le côté tente-cabane, visiblement très rassurant pour lui. J’imagine donc pour nos déplacements ultérieurs de remplacer le matelas gonflable par un vrai. J’achète un futon de voyage à un prix raisonnable, que ma mère découpe et recoud aux dimensions du sol de la tente ovale. Et nous voilà repartis, armés de notre tente et de notre futon de voyage. Destination Paris, chez mon frère, pour fêter les quarante ans de ma belle-sœur, invitation que nous pouvions difficilement décliner, même si nous ne sommes naturellement pas portés vers ce genre de festivités.

 

     La fête d’anniversaire bat son plein lorsque, un peu tard, je vais coucher Théo. La musique est tellement forte que je sens le sol de la chambre vibrer au rythme des basses et des percussions. Connaissant Théo, qui réclame en prime son concert pour s’endormir, cela ne m’inquiète guère. En revanche, grande est ma surprise, qu’il me réveille à sept heures du matin, sans avoir bougé de la nuit, ce qui ne s’est jamais produit en un peu plus de deux ans. Deux nuits consécutives sans être réveillée par mon petit, alors qu’il est dans un lieu inconnu, une exception !

 

     De retour à la maison, il retrouve son rythme antérieur. Sans m’encombrer de principes, j’installe la tente dans sa chambre. Il y dormira pendant un an, avec une qualité de sommeil nettement améliorée, même si elle reste fragile.

 

     Si une maman m’avait dit que son petit dormait dans une tente posée sur des dalles en bois pour l’aération, et s’assoupissait grâce à un biberon de lait et à un DVD portable diffusant un concert de Phil Collins, j’aurais pensé que cette maman faisait vraiment n’importe quoi.

 

     J’apprends que la parentalité est à inventer chaque jour, chaque heure parfois. Chaque parent fait comme il peut, avec ce que lui amène son enfant.

 

 


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